Le Tango de l'Archange d'Eva Fuzessery est un livre singulier, mais aussi double. Avec la narratrice, on y suit deux pistes, deux routes d'exil. Survivant à l'exil, on s'y retrouve : ces deux chemins se tressent pour former une vie. Celle, d'abord, d'une petite fille dans une maison détruite par les bombes, fuyant dans la neige.

La maison détruite, c'est l'Europe centrale ; les bombes, celles de la seconde guerre mondiale où trois nouveaux empires s'affrontent pour un partage de l'ancien empire austro-hongrois qu'un premier conflit avait déjà dépecé. La bataille finie, la Hongrie est dans le camp des vaincus. Pour les grandes familles de ce pays ancré dans la féodalité, c'est donc deux fois la fin d'un monde. Et pour la narratrice, le premier exil.

Le paradis bucolique de la maison familiale est perdu, le père revient du camp russe, la mère tombe malade, le couple ne résiste pas. A grande difficulté, la famille tente de préserver, sous le communisme, quelque chose d'une tradition ancestrale. Le fil du passé est aussi celui de l'avenir, c'est tout simplement la vie. Car combien de temps peut-on se contenter de survivre ?

Mais la narratrice de cette histoire, la petite fille qui grandit, se marie tôt, s'accroche à la vie. Arrivée en France, deuxième exil : et là, dans un amphithéâtre de la Sorbonne, un autre fil permettra de retisser un futur en renouant avec le monde perdu : ce sera la psychanalyse. Car l'héritage qui nous est laissé par cette Europe de la culture que Stefan Zweig appelait le monde d'hier, c'est l'exploration de l'inconscient. Vienne est devenue, malgré elle et après tout, la capitale d'un autre empire, continent perdu que le génie freudien fait émerger.

La jeune femme démunie touche cet héritage inespéré grâce à Lacan, qui l'accueille dans son célèbre cabinet du cinq rue de Lille. Avec générosité, à l'encontre du cliché : Lacan si souvent critiqué apparaît ici comme un sauveur. A chaque tournant du passé déroulé, il ponctue, permettant de faire émerger un sens que les catastrophes de l'histoire avaient enseveli.

Il y a la psychanalyse, mais il y a aussi des analyses. Chaque cure structure un ensemble de souvenirs qui à travers elle constituent une histoire. Et lorsqu'il y a histoire, il y a sujet.

C'est la singularité de ce beau livre de montrer par quels détours, au bord de quels précipices, ce sujet de l'histoire est aussi celui de l'Histoire.

Catherine Rihoit